ECKHART (MAÎTRE)

ECKHART (MAÎTRE)
ECKHART (MAÎTRE)

Maître Eckhart occupe une place à part par les problèmes qu’il soulève, par les discussions qu’il a provoquées, par les interprétations auxquelles il a donné lieu, qui lui ont valu d’être rattaché tour à tour à l’idéalisme hégélien ou au racisme pangermanique, cependant que d’éminents théologiens, spécialement des dominicains comme lui, le présen-taient comme un pur thomiste. Comment un seul personnage et une seule œuvre ont-ils pu conduire des spécialistes à d’aussi totales contradictions? La raison en est sans doute que l’œuvre d’Eckhart représente, dans l’histoire de la spiritualité chrétienne, une synthèse d’éléments apparemment hétérogènes. Certes, les plus récents travaux ont montré que sa métaphysique, tout imprégnée de platonisme, n’est pas d’une absolue nouveauté: Albert le Grand et Thierry de Freiberg sont ses immédiats prédécesseurs. Ils lui ont ouvert les voies, mais aucun n’a tenté de conduire sa métaphysique jusqu’au système mystique et à l’enseignement spirituel, de la traduire en langue vulgaire pour des auditeurs avides d’en tirer une spiritualité, alors que Maître Eckhart l’a fait en des sermons allemands où l’audace paradoxale des formules s’efforce de relier l’expérience intérieure aux constructions savantes des philosophes. Les difficultés auxquelles il s’est heurté et le soupçon d’hétérodoxie qui a atteint son œuvre expliquent la passion avec laquelle l’époque moderne redécouvre Maître Eckhart, chez qui elle retrouve quelques-unes de ses orientations.

Un dominicain, cible de l’Inquisition

Né à Hochheim, en Thuringe, d’une famille de petite noblesse, Eckhart entra, vers 1275, chez les dominicains d’Erfurt et fut envoyé comme étudiant à Cologne. Sa formation théologique se fit dans une atmosphère imprégnée de la tradition platonicienne qui remontait à Albert le Grand, dont il fut peut-être l’élève. Vers 1293, on le retrouve lecteur au couvent Saint-Jacques à Paris. À une date antérieure à 1298, il est nommé prieur d’Erfurt et vicaire provincial de la province de Thuringe. Vers 1300, il enseigne de nouveau à Paris et commence à polémiquer contre les idées du franciscain Duns Scot. Vraisemblablement expulsé de France en juillet 1303 avec les autres religieux qui avaient refusé d’adhérer à l’acte d’appel au concile de Philippe le Bel, il rentre en Allemagne. Nommé, au début de 1304, provincial de la nouvelle province de Saxe, il assiste à ce titre, en 1307, au chapitre général de Strasbourg, où on lui confie en outre la charge de vicaire général pour la province de Bohême. Le chapitre de Plaisance (1311) ayant décidé une rénovation des études dans l’ordre dominicain, Eckhart est envoyé une troisième fois à Paris, où il se consacre très probablement aux commentaires de l’Écriture. En 1314, on le retrouve à Strasbourg, où il assume la direction du studium dominicain et se livre à un intense ministère de prédication et de direction dans de nombreux couvents de moniales dominicaines. Vers 1324, il revient à Cologne, où il préside au studium generale et continue son enseignement parmi les religieuses, dominicaines et autres. Peu après, il se heurte à l’archevêque de Cologne, Henri de Virnebourg, qui, hostile aux Dominicains, favorise ouvertement les Franciscains. Dès la fin de 1325 se manifestent des suspicions sur son orthodoxie, et Eckhart doit composer une première apologie de sa doctrine. Il est cependant énergiquement défendu par le visiteur pontifical Nicolas de Strasbourg, dominicain et théologien de grande réputation. L’archevêque de Cologne confie alors l’affaire à deux inquisiteurs visiblement peu impartiaux, l’un dominicain et l’autre chanoine de la cathédrale. Au cours de l’été 1326, ces derniers déposent une première liste de quarante-neuf propositions extraites des ouvrages et des sermons d’Eckhart et jugées condamnables. Eckhart y répond le 26 septembre récusant au nom du privilège de l’exemption la compétence des juges de Cologne, rejetant comme inauthentiques un certain nombre de propositions et expliquant les autres dans un sens orthodoxe. Un peu plus tard, les inquisiteurs lui objectent une nouvelle liste de cinquante-neuf propositions partiellement semblables aux précédentes et auxquelles il fait la même réponse. Le 24 janvier 1327, Eckhart interjette appel au Saint-Siège et fait, le 13 février, une protestation solennelle et publique d’orthodoxie.

Bien que l’appel d’Eckhart ait été rejeté par le tribunal de Cologne le 22 février, l’affaire est évoquée à Avignon, où réside alors le pape Jean XXII, et Eckhart s’y rend pour s’y défendre. C’est vraisemblablement là qu’il meurt. Après de longues discussions, où il semble que les juges aient travaillé sur des listes de propositions envoyées de Cologne et non sur ses ouvrages, Eckhart est condamné à titre posthume par la bulle In agro dominico du 27 mars 1329, qui censure 28 propositions à lui attribuées. Cette bulle, envoyée à l’archevêque de Cologne, ne fut promulguée que dans le ressort de sa province ecclésiastique.

Les ouvrages laissés par Eckhart se répartissent en deux groupes bien distincts: les œuvres latines et les œuvres allemandes.

Les écrits latins, destinés aux théologiens de métier, sont de caractère spéculatif et technique, de forme très scolastique; mais ils ont l’incomparable avantage d’avoir été rédigés directement par Eckhart et d’offrir une base sûre et précise pour l’interprétation de sa pensée. Ils comprennent essentiellement un Traité de l’Oraison dominicale et deux Commentaires sur le Livre des sentences (le second d’authenticité discutée), des Questions parisiennes , souvenirs de disputes scolaires, des commentaires de l’Écriture (Genèse, Exode, Ecclésiastique, Sagesse, Évangile de saint Jean), d’une exégèse très allégorique et métaphysique, cinquante-huit sermons et quelques autres fragments.

L’œuvre allemande, dont la langue est le moyen-haut-allemand tardif (Spätmittelhochdeutsch ), ne comporte que trois petits traités rédigés directement par Eckhart: les Entretiens sur le discernement spirituel , prononcés à Erfurt avant 1298; le Liber Benedictus , ainsi appelé d’après le premier mot du texte, écrit pour la reine Agnès de Hongrie après 1308, et où sont groupés un traité De la consolation divine et un sermon De la noblesse de l’homme ; enfin, un bref traité Du détachement , de date incertaine et dont l’authenticité n’a été établie que récemment. Le reste de l’œuvre allemande est fait de notes d’auditeurs prises à des sermons; ces notes n’offrent évidemment pas une sécurité absolue, et l’authenticité de nombre d’entre elles pose de difficiles problèmes critiques: actuellement, elle semble établie pour une soixantaine. De 1936 aux années 1960, une remarquable édition critique de l’ensemble des œuvres d’Eckhart a été publiée à Stuttgart, avec des subventions du gouvernement allemand.

Le théologien de la mystique

L’œuvre d’Eckhart est difficile à aborder. Les écrits latins sont de caractère très métaphysique, et la forme scolastique y est assez déconcertante. Pourtant, la pensée d’Eckhart n’y est point purement spéculative: elle est hantée de préoccupations spirituelles et cherche à rejoindre et à intégrer les bases mêmes de l’expérience mystique. À cet égard, Eckhart est souvent mal servi par la langue trop technique de la théologie de son temps. Quant aux écrits allemands, ils utilisent une langue encore en formation, très concrète et peu faite pour l’expression des réalités spirituelles.

Pour traduire les données de l’expérience mystique, Eckhart use peu du symbole, familier à tant de ses émules. Il a plus volontiers recours à des formules violemment paradoxales qui, en isolant et majorant l’un des aspects de la réalité, deviendraient dangereuses et fausses si on les prenait au pied de la lettre et sans les corriger par le contexte, comme le fit notamment la bulle de condamnation.

De la déité à Dieu

Sa doctrine consiste en des spéculations sur l’être, lequel, pris absolument, s’identifie à Dieu. Eckhart distingue, d’une manière formelle et non réelle, la déité et Dieu. La déité, c’est l’essence divine absolue, isolée en son aséité, au-dessus de tout nom, de tout rapport, et dont nous ne pouvons rien affirmer, sinon qu’elle est unité. On ne peut donc en parler qu’en termes de théologie apophatique négative, de telle sorte que même les termes d’être et de bonté, tels qu’ils sont dans le langage humain, ne sauraient lui convenir. Dieu, au contraire, c’est la déité en tant qu’elle entre en rapport . Elle s’engage d’abord dans un premier rapport interne et nécessaire avec elle-même, qui aboutit à la procession des personnes divines de la Trinité. Les personnes s’écoulent sans cesse de l’essence divine et y refluent éternellement. En outre, la déité devient Dieu par un second rapport, externe celui-là, qui est celui de la création. Suivant l’expression paradoxale d’Eckhart, Dieu n’est Dieu que lorsqu’il y a des créatures; si elles n’étaient pas, il ne serait pas non plus.

La créature, empreinte divine et néant d’être

La conception eckhartienne de la création se rattache à un thème essentiellement platonicien, celui de l’archétype. Dieu connaît de toute éternité, en son Verbe, l’idée, l’être idéal, ou archétype, de toutes les créatures possibles. La création est l’acte divin qui fait passer certains de ces êtres de l’univers idéal des archétypes à l’univers phénoménal des réalités concrètes: toute créature a donc un être double, l’un virtuel en Dieu et l’autre réel dans le monde. Ainsi, rattachée à Dieu par son archétype, toute créature est comme une empreinte divine, ce qui lui donne sa noblesse fondamentale. Mais, dans une autre perspective, la différence radicale qui sépare l’être incréé de l’être créé est telle que ce dernier, comparé à Dieu, peut être qualifié de néant. Bien que cette formule ait un sens évidemment comparatif, Eckhart lui a donné un tour si audacieusement paradoxal qu’on a pu croire qu’il déniait toute réalité à la créature, et rapprocher ses vues de celles des penseurs hindous sur la m y .

Le fond de l’âme

Le thème de l’archétype permet à Eckhart d’établir sur une base particulièrement solide la noblesse de l’homme. Comme tous les mystiques chrétiens, il envisage l’âme humaine comme une réalité complexe, présentant des régions et des zones. En son point le plus intérieur est déposé son archétype éternel, par lequel elle est rattachée à l’essence divine. Eckhart désigne souvent ce point central de l’âme par les termes «fond», «lumière» ou «étincelle». Il insiste sur le fait que cette région est tout entière orientée vers Dieu et l’appelle parfois «raison». De ce fond de l’âme, Eckhart dit avec tant d’insistance qu’il est «incréé et incréable», que la formule a été condamnée comme entachée de panthéisme.

Ainsi unie à Dieu par son centre, l’âme participe, activement et passivement, à la vie trinitaire. En elle, le Verbe est sans cesse engendré par le Père, en même temps qu’elle est elle-même engendrée avec le Verbe par le Père. Ces vues constituent l’un des sommets de la mystique eckhartienne, mais elles en sont aussi l’une des parties les plus ardues. Les formules d’Eckhart y sont tellement abruptes que plusieurs ont fait l’objet d’une condamnation, quoique à la vérité il n’ait pas voulu y exprimer autre chose que le caractère intimement trinitaire du mysticisme chrétien.

La négation du multiple

Pour Eckhart, l’itinéraire mystique est lui aussi commandé par le thème de l’archétype, en même temps que par une vision cyclique également platonicienne. L’âme part de l’unité divine, mais la création la place dans le monde réel au cœur de la multiplicité, et elle doit s’en abstraire pour faire retour à l’unité. Cela suppose un détachement radical d’elle-même et de tout le créé. Elle doit renoncer à toute volonté propre qui la séparerait de Dieu; elle doit dépasser tous les éléments créés, y compris l’humanité du Christ en tant qu’elle est créature; elle doit transcender les images, les moindres traces conceptuelles qu’elle pourrait garder en elle. Il lui faut parvenir à un désintéressement si absolu qu’il ne subsiste plus en elle le moindre désir, même du bien, de la vertu ou de la récompense éternelle. Ainsi anéantie, l’âme se replie sur elle-même dans un mouvement qu’Eckhart désigne sous le nom d’introversion. Transcendant tout l’univers créé par une véritable «percée», elle atteint son archétype en son propre centre et y rejoint l’unité de l’essence divine, parvenant à une sorte d’indistinction d’avec Dieu, de déification, sans qu’il y ait pourtant d’identification panthéistique. Ainsi Eckhart aboutit à une théorie profondément platonicienne, mais très cohérente, de l’union mystique.

Des interprétations surprenantes

La bulle In agro , qui n’eut d’ailleurs qu’une portée limitée, n’arrêta point la diffusion des œuvres d’Eckhart, et tous les disciples du Maître la considérèrent comme une condamnation atteignant une pensée orthodoxe mais mal comprise. Cette diffusion est attestée par le nombre considérable des manuscrits, surtout pour l’œuvre allemande: plus de deux cents pour les sermons. Sa pensée fut défendue, précisée et répandue par les deux grands mystiques dominicains, ses continuateurs Jean Tauler (1300 env.-1361) et Heinrich Suso (1295 env.-1366). Les thèmes principaux en furent repris en une synthèse très personnelle par le Flamand Jan Van Ruysbroek (1293-1381), puis monnayés, au XVe siècle, par le franciscain Henri Herp ou Harphius (?-1477) et par nombre d’auteurs mineurs. Les ouvrages d’Eckhart ne furent jamais imprimés pour eux-mêmes à l’origine, mais de nombreux textes de lui figurèrent, à partir de 1498, dans les diverses éditions de Tauler. Certaines de ses idées, spécialement sur l’unité divine, l’archétype, le néant de la créature, le fond de l’âme, l’introversion, le retour à l’unité, exercèrent leur influence sur la spiritualité occidentale, notamment sur Fénelon. Après une longue période d’oubli, l’œuvre d’Eckhart fut redécouverte par le protestant libéral Franz Pfeiffer qui, en 1857, en publia la partie allemande. Très appréciée par Hegel et son entourage, elle fut interprétée d’abord dans le sens idéaliste et négligée des catholiques. C’est seulement en 1886 que H. S. Denifle, dominicain, devait publier une partie importante de l’œuvre latine et, tout en le tirant un peu trop dans le sens thomiste, établir l’orthodoxie foncière d’Eckhart. Cela n’empêcha pourtant point d’autres interprétations aberrantes, dont la plus déconcertante est celle de A. Rosenberg, qui fit d’Eckhart le champion d’une religion purement aryenne et germanique. Depuis, nombre d’études érudites ont rendu à Eckhart son véritable visage, celui d’un grand mystique chrétien.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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